J’ai 20 ans. Je passe les portes de La Rose des Vents et je ne m’imagine pas que ça va changer ma vie. Je viens pour l’atelier théâtre, je n’ai jamais mis les pieds dans un lieu pareil. Au fond, je ne sais même pas ce que c’est le théâtre, j’ai envie de jouer à l’actrice, c‘est tout. Il y a, là, deux metteurs en scène qui parlent de ce qu’ils proposent. Le premier veut travailler sur un texte dans lequel ça n’arrête pas de parler, il n’y a même pas de situation à jouer. Il nous dit que c’est Novarina. Inconnu au bataillon. Le second, lui, a choisi le livre de l’Ecclésiaste. Je m’attendais à tout sauf à ça. Du théâtre avec la Bible, on aura tout vu. Je choisis l’option Bible. Je découvre qu’il faut répéter, répéter, répéter pour que ce soit bien ce qu’on fait. Je découvre qu’il faut parfois rester deux heures au sol pour inventer les scènes, parce que l’image est importante pour que le metteur en scène puisse voir si « ça tient ou si c’est de la merde », selon son expression. Et le mieux c’est que ça me plaît, que ça nous plaît. On découvre ce que faire du théâtre veut dire. On déconne en douce pour faire tomber la pression, mais au fond, c’est comme si on jouait notre vie sur ce plateau. Et on la joue pendant quatre ans.
Je découvre aussi les spectacles. Je ne sais pas, alors, que le théâtre peut me retourner, me bouleverser à vie. Je vois Lauwers, Platel, Rabeux, Fabre, Matéric, Delcuvellerie et tellement d’autres qu’il est impossible de tous les citer. Ils m’emmènent là où je n’aurais jamais pensé aller. Ils me parlent de ce que l’on tait habituellement. Ils proposent des spectacles qui font que je ne sors pas de la salle comme je suis rentrée. Je crois qu’ils contribuent à faire ce que je suis. Ils m’apportent une ouverture sur l’autre, sur l’ailleurs, sur la vie. Ils éveillent en moi le désir d’un autre état du monde.
Je découvre surtout les gens de cette maison, ceux qui lui donnent son âme et qui seront dans mon cœur à jamais. Didier, Hélène, Stéphane, Patoune, Hélène, Jean-Michel, Nathalie, Corinne. Il y a aussi Didier, Olivier, Luc… Je découvre qu’il existe un endroit où on croit que l’art peut changer le monde, où on fait en sorte de mettre des spectateurs inattendus devant des spectacles inattendus. Je découvre la fête aussi les soirs de première, la joie d’être ensemble dans un lieu que nous aimons. Je fais mon mémoire de maîtrise sur La Rose des Vents pour y passer, en plus de mes soirées, l’intégralité de mes journées.
J’ai le bonheur de vivre dans ce lieu encore plusieurs années et d’y rencontrer de nouvelles belles personnes, en tant qu’assistante à la mise en scène de Jean-Michel Rabeux puis comme metteur en scène associée.
Comme beaucoup d’autres de ma génération, je suis une enfant de La Rose des Vents. Elle a 40 ans et durant la moitié de sa vie, elle a fait partie de la moitié de la mienne. De même que je n’aime pas imaginer que les gens que j’aime partiront un jour, je n’aime pas penser que cette Rose des Vents là finira un jour. Mais je me dis quelle chance de l’avoir connue. Et je souhaite que ses prochaines décennies soient aussi belles que les précédentes.
Sophie Rousseau